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Qu’y a-t-il de spécifique au travail dans le bâtiment à la Vallée de Joux ? Réponse en quatre points

JF Piguet Sàrl, située aux Bioux, est l’une des deux entreprises de la Haute Combe à travailler dans la charpente et à former des charpentiers. Deux apprentis, leur formateur et le directeur ont défini pour nous quatre éléments qui distinguent leur travail par rapport à d’autres régions du canton.

1. La charpente ne suffit pas. La menuiserie non plus. Il faut une double formation

Damien Bonny termine cet été sa formation de charpentier. À vingt-deux ans, il s’apprête à décrocher un second CFC, après celui de menuisier en 2020. Pourquoi cette double formation ? « Pour les connaissances supplémentaires, pour voir plus loin, voir d’autres façons de travailler. J’aurai plus de chance de trouver un travail. » Sa seconde formation n’aura duré que deux ans, compte tenu des acquis de son premier CFC. Il y a en effet beaucoup de matière commune, sans mauvais jeu de mots, entre les deux métiers : « En charpente, on travaille des pièces un peu plus grosses, on peut se permettre de plus grandes tolérances. » Du reste, dans la classe de Damien Bonny, au Centre d’Enseignement Professionnel de Morges (CEPM), les cinq charpentiers ont tous déjà une première formation de menuisier à leur actif.

Son formateur, Rodolphe Golay, quarante ans de métier, a la même double formation. Et il donne une explication géographique à cet état de fait: « L’hiver à La Vallée dure cinq mois. Les charpentiers n’ont pas assez de travail pendant cette période. Les patrons apprécient de pouvoir les occuper en menuiserie en attendant les beaux jours. »

En pourtant : interrogé sur un moment inoubliable de sa formation, Damien Bonny évoque justement une exceptionnelle mission en plein hiver: « Nous devions aller poser de l’isolation sur un toit, chez un particulier qui étendait sa maison. L’atmosphère était très particulière. Déjà, j’ai dû apprendre à retomber toujours sur mes pattes, tel le chat, sur le toit rendu glissant, mais je me souviendrai toujours du silence: la neige atténuait énormément le bruit. »

Patron de l’entreprise, Jean-François Piguet confirme : « Souvent, une formation de menuisier ne suffit pas. Les jeunes qui ont fait leur CFC continuent soit en charpente soit en ébénisterie [menuiserie fine ndlr]. Mais attention ! Il faut faire le passage dans ce sens : d’abord menuisier puis charpentier. Une fois passé à la charpente, on a tendance à y rester. »

Christian Baer, charpentier de 2e année, le formateur Rodolphe Golay, 40 ans de métier et Damien Bonny, charpentier de 4e année

2. Un travail varié, du fait de la taille PME

JF Piguet Sàrl compte une quinzaine d’employés. Seules deux menuiseries de La Vallée comptent davantage d’employés. À cette taille, la polyvalence est une nécessité. « Dans les petites boîtes comme la nôtre, les employés savent tout faire », vante Jean-François Piguet.

« À travers mes camarades de cours, j’ai un regard sur d’autres entreprises : quand celles-ci sont plus grandes, les menuisiers travaillent davantage à la chaîne, en spécialisation : ils ne font que de la fenêtre ou que de la cuisine », observe Damien Bonny. « Ici, aux Bioux, on voit de tout, parois, fenêtres, chevronnages, c’est varié. » L’apprenti qui vit à L’Orient est justement en train de travailler sur une structure de trois mètres de haut, faite de parois et de poutres. « Cela fait partie d’une maison préfabriquée. Ça se monte comme un lego », commente-t-il avec le sourire.

À côté de lui, Christian Baer est en deuxième année de formation de charpentier – et c’est son premier apprentissage. « Depuis tout petit, les métiers du bois et de la forêt m’ont attiré. J’ai beaucoup bricolé et appris avec mon grand-père », témoigne le résident du Brassus. « J’ai hésité à me former comme bûcheron, mais le côté technique de la charpente m’a convaincu. En mathématiques et en trigonométrie, on va assez loin. » Ce que le jeune homme de dix-sept ans préfère, c’est la préparation des éléments à l’atelier. « Et le stress d’arriver sur le chantier et de voir si tout se met en place comme il faut », s’enthousiasme-t-il.

Deux apprentis qui s’épaulent, c’est appréciable. «Damien a contribué à ma formation ; quand on travaille ensemble, j’apprends plein de choses, par exemple dans les escaliers. Étant aussi menuisier, il a une finesse, une précision que je n’ai pas », confie encore Christian Baer.

Rodolphe Golay, qui a formé une quinzaine de jeunes professionnels, observe encore que le métier de charpentier est celui des deux qui a le plus évolué. « Quand j’ai commencé, on était bien davantage dehors, on montait les structures sur site. Aujourd’hui, les charpentiers doivent voir beaucoup plus loin, tout préparer et déjà monter au hangar. L’isolation des bâtiments a aussi beaucoup évolué. »

Les deux apprentis s’épaulent, le plus ancien faisant part au plus jeune des trucs et astuces du métier.

3. La cohésion avec les autres corps de métier

Troisième caractéristique de la charpente combière – et c’est l’apprenti de deuxième année qui le constate, Christian Baer : « Sur les chantiers, on ne croise en principe aucun inconnu ; ce sont des gens qu’on va retrouver le week-end » – dans une des nombreuses sociétés locales ou lors de telle manifestation, quand ce n’est pas un ancien camarade de classe. En effet, les entreprises locales ont cette politique de favoriser l’embauche d’apprentis du coin. «Se faire engager en plaine, c’est plus dur pour nos jeunes », juge Jean-François Piguet. « Si on fait mal notre travail sur un chantier, ce sont d’autres Combiers qui “ ramassent ” derrière nous; on veut éviter ça », analyse Christian Baer. « Au final, cela rapproche les entreprises de La Vallée. De manière générale, l’ambiance est bonne sur les chantiers. »

Revers de la médaille : « On forme aussi notre concurrence, à quelque part. Plusieurs des apprentis que j’ai formés sont devenus indépendants », observe Jean-François Piguet. « Mais on continue pour l’avenir de la région. » L’entrepreneur a à cœur son rôle social. Et il dit craindre pour la relève : « Nous autres, dans la filière, avons encore de la chance. Le bois est un matériau qui attire, qui véhicule de la chaleur. Nous arrivons à jongler avec la météo entre l’atelier et les chantiers. Mais d’autres corps de métier, la maçonnerie et la ferblanterie, par exemple, peinent à recruter. C’est plus dur, les ouvriers sont tout le temps dehors. »

4. Une clientèle horlogère exigeante

Dernière spécificité combière, selon Rodolphe Golay : « On doit être perfectionnistes, parce qu’on travaille pour des horlogers. Les clients sont très attentifs aux détails ». Les manufactures horlogères ont recours aux services des menuisiers et autres ébénistes. Mais tous les propriétaires de maisons et d’immeubles combiers ne sont pas pour autant actifs dans la filière horlogère ? Manifestement, la culture locale reste imprégnée des valeurs d’excellence et de soin apporté à son travail, pour soi comme pour autrui.

Aussi, la demande de bois suisse est en hausse : sapin pour les intérieurs et mélèze pour les extérieurs. Plus cher que le bois importé, celui-ci séduit toutefois une clientèle soucieuse de l’environnement.

Rodolphe Golay se permet toutefois une critique sur l’évolution des formations aux métiers du bois: «Elles sont devenues trop exigeantes sur le plan technique, en matière de maquette et de dessin par exemple. On veut en faire des ingénieurs, ce n’est pas vraiment adapté aux besoins sur le terrain. Ils feraient mieux de proposer cela comme formation continue à ceux qui veulent “monter” par après. » Petite note, Rodolphe Golay est un des derniers maîtres charpentiers à réaliser encore tous ses plans au dessin. Un luxe suranné dont il s’excuse presque. « Les jeunes font ça avec l’informatique, de nos jours, ils peuvent facilement corriger un mauvais trait. Moi, j’ai tout dans la tête à l’avance et je pose directement le trait juste. » Cet art en voie de disparition a néanmoins fasciné un architecte sur un chantier récent. Lui aussi de l’ancienne génération, l’homme est resté de longues minutes plongé dans l’admiration de ces traits et ces cotes tracés à la main.

Rodolphe Golay réalise encore ses plans à la main. Une espèce en voie de disparition.