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Place aux artistes du bois

Sculpteurs, luthiers ou fabricant de planches de gliss

Sculpteurs, luthiers ou fabricant de planches de glisse: la Vallée de Joux a aussi produit des créatifs qui ont appris, à force de travail, à tirer du bois des œuvres d’art. Rencontre de cinq d’entre eux, tous autodidactes

En une vingtaine d’années, Laurent Golay s’est fait un nom dans le domaine des planches de glisse. Le contexte n’est pas urbain, pour la «skate culture» ni maritime, peu importe: les forêts du Risoud produisent cet épicéa dense mais léger qui convient bien à certaines planches – toutefois pas les planches à roulettes, lesquelles sont fabriquées en érable canadien, seule essence qui convient aux chocs des planches à roulettes.

Somme impressionnante de compétences

Parti d’un CFC de menuisier, ce quadragénaire généreux et tenace a acquis petit à petit une impressionnante somme de compétences ainsi que de machines, qu’il a toutes adaptées aux besoins de sa production – quand il ne les a pas développées lui-même. Du découpage au laser, à l’usinage CNC, la sérigraphie, la stratification sous vide (imprégnation de résine dans des fibres de bois, une technique qu’emploie Alinghi), au stockage de bois à température constante en passant par la marqueterie (motifs fins en placages de bois) et le moulage de planches à la presse pneumatique, sans oublier ses premières amours: le design de rampes de skate. «Je n’ai aujourd’hui plus de sous-traitant, je réalise toutes ces opérations moi-même», indique Laurent Golay dans son atelier du Brassus. À l’étage, son épouse Patricia avec laquelle il partage sa passion commercialise les planches, rames et autres vêtements° nécessaires à vivre la «culture skate».

Finalement, des produits pour la neige

De l’autre côté de la frontière, l’on fabrique encore des skis en bois du Risoud (épicéa avec renforts de frêne). Créés par la famille du champion de ski alpin et olympien Léo Lacroix (monté sur un podium des championnats du monde avec des skis faits maison), les skis du même nom sont rapidement devenus légendaires. Employant trois cents personnes les belles années, un savoir-faire est resté. Aujourd’hui, les skis Lacroix survivent dans le très haut de gamme. 

Laurent Golay, lui, a aussi finalement développé des produits pour la neige, à savoir des powsurfs –  une planche à neige sans carre et sans fixation de chaussure, destiné à la poudreuse. Avec la même philosophie que ses planches roulantes pour le goudron et glissantes pour l’eau: une esthétique poussée, avec une recherche du détail, la touche d’exception. «Nous avons voulu réaliser des objets qu’on puisse exposer dans son salon quand ils ne sont pas utilisés. Que leur propriétaire puisse l’admirer en se remémorant ses dernières journées et en se réjouissant de sa prochaine. Les surfeurs sont dans une quête perpétuelle: la vague parfaite, le bon jour, la bonne météo, la spot idéal… Pour boucler la boucle, que leur planche soit aussi un objet de décoration, sans défaut. Ce sont des sports d’esthétique. Tout se relie, tout est juste» explique-t-il avec sa femme. «Il faut vingt ans d’expérience pour sortir un produit comme ça», conclut-il.

Sollicité par l’horlogerie de luxe

Luxe à ses yeux: Laurent Golay travaille aujourd’hui du très gros au très petit, en l’occurrence des pièces ornementales complexes pour l’horlogerie de luxe locale dont il ne peut – cela ne surprendra personne – pas parler. Certains lui laissent même carte blanche. C’est dire la confiance témoignée à cet autodidacte, lequel fait penser à ces vieux horlogers d’exception qui réalisent leur montre seul de A à Z. Revers de la médaille: leur art est intransmissible, trop riche. Laurent Golay en convient. «C’est vrai. Il faudrait tomber sur un passionné, qui soit prêt à y mettre le temps nécessaire. Autrement, je n’ai pas le temps de former un menuisier sur ce seul métier alors que je fais moi-même tellement d’opérations différentes. Autrement, nous cherchons à partager un peu de notre savoir-faire lors des journées européennes des métiers d’art.»

Guitares et vibrations

Autre produit développé à la Vallée de Joux, les guitares. Les tables d’harmonie des guitares acoustiques, leur partie supérieure, ouverte et visible de la guitare, est souvent faite d’épicéa de montagne. Il est à ce titre étonnant que la Vallée de Joux, si elle a fourni des luthiers de renom au loin (Stradivarius, eh oui!), n’en ait pas produit de local, puisque tout était à disposition sous la main! Il a fallu un ancien maître de travaux manuels en la personne de Jeanmichel Capt, pour s’y atteler de manière totalement empirique dès les années 90 avec ses élèves, créer vingt guitares «totalement invendables», devenir luthier à force de remettre l’ouvrage sur le métier et finalement développer une marque (JMC) avec plusieurs déclinaisons nouvelles du bois de résonance, en particulier diverses enceintes (hauts-parleurs).

«J’ai toujours été plus inventeur qu’artisan. Je réalise les rêves d’un petit garçon qui vit toujours en moi.» Écouter Jeanmichel Capt, aujourd’hui pensionné et qui continue une petite production pour le plaisir, c’est écouter le vieux sage, alliant discours technique et discours de valeurs. Ou quand la poutraison interne d’une guitare rencontre le sens profond, spirituel même, de la vibration. «J’essaie d’apporter à mes guitares toute la vie de la forêt dont elles sont issues, c’est aussi pour cela que je mets beaucoup d’épicéa, même dans les barrages. C’est une réelle source d’inspiration pour le guitariste et, à l’écoute: les yeux brillent, c’est un signe qui ne trompe pas. Avant, il savait exprimer des choses avec l’instrument et grâce à lui, il a maintenant quelque chose à exprimer.»

Héritiers

Tandis que Jeanmichel Capt, libéré de la pression financière, se consacre à réinterpréter la Fender Telecaster afin de redonner de l’âme à cet instrument mythique construit désormais en série, des héritiers suivent son sillon. Parmi eux, on trouve ceux qui ont repris ses haut-parleurs en bois d’harmonie et leur ont offert un bon en avant technologique: la société Excelson et son chef, l’ingénieur Jean-Marc Dietrich. 

On trouve aussi un jeune luthier, en la personne d’Adrien Roldan, formé par ses soins. Installé aux sources de L’Abbaye, ce dernier partage son temps, par période, entre réparations-réglages et fabrications de ses propres modèles, y compris les gabarits qui serviront à plusieurs guitares. Avec d’autres luthiers notamment français, il aime mélanger les essences; si les tables d’harmonie sont en épicéa, du Jura bien sûr mais aussi d’Europe de l’Est et d’Amérique du Nord, il affectionne le châtaignier, pour les fonds et les manches, qu’il trouve «exotique». «Entre deux types d’épicéa, les nuances de rendu sont tellement fines que seuls de vrais pros les remarquent – et pour eux, cela fait la différence. Le travail de barrage de l’intérieur fera davantage de différence dans le rendu final du son», explique-t-il. Avec quelques guitares produites par an, il se dit encore en phase de développement avec sa marque «L’Alias». 

Les bois durs affectionnés des sculpteurs

Les résineux (dont l’épicéa fait partie) de moindre qualité intéressent plutôt les sculpteurs.  intéressent plutôt les sculpteurs. Ceux-ci préfèrent toutefois les bois durs, plus faciles à travailler, notamment à contre-fil. La Vallée compte deux sculpteurs à la tronçonneuse, Freddy Golay et Yvan Freiholz. Les deux comptent plusieurs similarités: basés aux Charbonnières, bûcherons de formation, tombés dans la sculpture sans l’avoir cherché, parce qu’ils s’y sont essayés, que leurs œuvres ont été aperçues et appréciées, que d’autres demandes ont suivi et voilà, une voie s’était ouverte. Tous deux ont bien souvent répondu à la demande d’un client voulant faire abattre un arbre sur sa propriété et ouvert à en tirer une sculpture. «La première que j’ai vendue était un petit veau, à l’ancienne préfète du Nord Vaudois», se souvient Freddy Golay. «Cela vient de mon grand-père, sauf que lui n’aurait jamais vendu une seule œuvre. Il faisait juste des cadeaux à la famille ou au village pour la naissance d’un enfant. Moi, je travaillais volontiers sur mon chalet d’alpage, le Bonhomme. Je pouvais sculpter là-bas, même le dimanche.» 

Comment vivre en tant que sculpteur

Vivre de la sculpture, c’est une tout autre affaire. Si Freddy Golay produisait une vingtaine de sculptures par an à la belle époque, toujours et uniquement à la tronçonneuse pour des pièces animalières, il a ralenti la cadence et est revenu à ses premières amours: la forêt. «C’est le problème des métiers d’art: l’obligation de produire pour vivre. Des fois, on n’a pas la tête à ça et il est inutile d’insister. J’ai bien davantage de plaisir maintenant que c’est redevenu un hobby. C’est un joli à côté, on se fait plaisir, on pense à autre chose quand on sculpte et cela met du beurre dans les épinards», explique le garde-forestier.

Yvan Freiholz, lui, a persévéré et percé: sous la dénomination de «Bois libre créations» (une variation de son patronyme), il propose une gamme de produits artisanaux et artistiques: tables en bois massif d’une liste impressionnante d’espèces (résineux, mais aussi Douglas, mélèze, frêne, tulipier, tilleul, bouleau, le hêtre étant réservé aux meubles), tableaux muraux colorés à la résine, sculptures d’animaux et de véhicules, masques de carnaval, tous réalisés à la demande du client ou parfois selon ses propres envies. Si Freddy Golay tient par principe à n’utiliser que sa tronçonneuse, Yvan Freiholz, lui, n’hésite pas à finir ses œuvres à la fraise et à la gouge. Plusieurs ont été exposées notamment sur la rade du Pont.

Pour «tourner» dans cette activité, le quadragénaire réalise également des travaux forestier chez des privés et sur l’année, ses horaires s’équilibrent. L’automne, il est facile de se fournir en bois parce que c’est la saison des coupes. L’été, pas le choix: le stock se trouve en plaine. 

Des œuvres paradoxalement éphémères

À savoir encore : malgré leur aspect massif, les sculptures en bois, animalières ou autres, ont une durée de vie limitée – de l’ordre de dix ans. Après quelques années, si l’œuvre est exposée aux éléments, elle aura perdu ses extrémités et sa couleur. Même l’enduire ne pourra pas maintenir indéfiniment ce matériau vivant. Seule possibilité: le garder en intérieur.