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L’été sur l’alpage

Des humains à la place des vaches

La Vallée de Joux est aussi une terre d’agrotourisme – un bien grand mot pour dire simplement qu’on peut aller voir un fromager à l’oeuvre, manger chez lui le midi, passer dans un autre alpage en fin d’après-midi pour se fournir en fromage et finir la soirée chez un troisième et y dormir sur la paille.

Dormir sur la paille? Une idée pas si saugrenue que ça, bien connue dans l’Emmental, le Jura bernois ainsi que la Suisse centrale où les offres ne se comptent plus. Dans le Canton de Vaud, seuls trois agriculteurs se seraient organisés pour accueillir des touristes en quête d’un dépaysement différent, parmi eux Hans Bernhard et Evelyne Meylan, au Chalet des Plainoz et ses trente couverts pour autant de couchages, à mille deux cents mètres d’altitude au-dessus du Lieu.

Tout un monde

Les clients typiques arrivent en milieu d’après-midi sinon en début de soirée et peuvent assister à la traite du soir. «C’est tout un monde, l’alpage! Les nouveaux venus sont surpris»,
explique Hans, arrivé comme vacher en 84 depuis son Emmental natal et pas reparti depuis. «Il n’y a pas que des sapins, mais toute une flore et une faune à découvrir, à observer. Les familles peuvent aller se promener, cueillir des baies sauvages et l’absence de trafic permet aux parents de laisser leurs enfants en stabulation libre dans les environs sans aucun souci. Lors des soirées à thème, quand les bergers des alpages voisins viennent pour faire la fête, l’ambiance est vraiment au rendez-vous!»

Pas pour les véganes

Avec sa gouaille et sa bonne humeur, Hans met tout de suite ses invités à l’aise… et au parfum: «Certains clients attendent le même confort qu’en ville, évidemment, c’est impossible. La douche, c’est à l’eau froide et l’électricité, à la génératrice. On préférait être hors du réseau, mais il arrive quand même jusqu’ici; c’est dommage de voir les gamins venir à la ferme et rester sur leur natel. Quant aux véganes, les produits de la ferme ne leur conviennent pas. Que vont-ils manger? Des patates, sans sauce…», fait-il avec la moue.

Des humains à la place des vaches

Et il nous laisse. Des clients l’attendent à la gare du Lieu. Arrivés en train, ceux-ci pourraient gagner les Plainoz à pied en une petite heure mais ils arriveraient un peu tard pour le souper, préparé par Evelyne. Hans emporte avec lui une série de batteries de vélo, appartenant à des vététistes, toujours plus nombreux à s’arrêter depuis l’an dernier, qu’il va recharger au village. Il lui est même arrivé de transporter des bagages d’étape en étape, pour des cyclistes. C’est Evelyne, copropriétaire des lieux en hoirie familiale, qui reprend les explications. L’accueil à la ferme, «agrotourisme» en langage touristique, n’occupe qu’un dixième de leur temps. Ils s’y sont mis il y a vingt ans, avec des brunches, puis le concept a évolué.

Le dortoir ressemble à s’y méprendre à une étable. «On a mis des touristes à la place des vaches et adapté le lieu en dortoir», explique-t-elle. Réveil aux aurores Le lendemain matin, réveil à six heures. Dur pour des vacances et pour les ados Fassnacht, la famille que nous suivons, qui prolongeraient bien cette nuit finalement bien confortable dans la paille. Mais c’est le prix à payer pour aller voir le fromager de l’alpage voisin des Esserts, en contrebas de la douane des Charbonnières. Raphaël Rochat, encore aidé par son père, l’ancien municipal Bernard Rochat, fait lui aussi – un petit peu – d’agrotourisme. Il accueille les quatre Fassnacht à sa table pour le petit déjeuner avant de les emmener dans la pièce voisine, avec ses grandes cuves en cuivre et ses presses. Le lait des cinquante vaches dont il s’occupe, dont deux tiers en pension, est frais du matin.

Sept tonnes produites

Tout en brassant son lait puis en le faisant cailler pour obtenir la masse gélatineuse qui deviendra du fromage, Raphaël Rochat explique aux enfants son art, avec un faux air détaché. «Ce matin, je vais faire quelques essais de raclette – le fromage, hein, pas le plat! Mais je fabrique surtout un gruyère avec du lait produit sur l’alpage; la nourriture des vaches provient elle aussi exclusivement de l’alpage. L’an dernier, j’ai fabriqué plus de sept tonnes de gruyère, le poids de quatre ou cinq voitures de tourisme. Vous trouvez que c’est beaucoup? Détrompez-vous! L’an dernier, il a lait chaud, trop pour les vaches. Cette année est plus fraîche, meilleure, elles produisent davantage.» En une matinée, Raphaël Rochat, fromager de
profession et qui a appris l’agriculture sur le tas, aura produit quatre meules d’une trentaine de kilos.

Allez voir la patronne

Evidemment, les enfants Fassnacht veulent goûter après la démonstration. «Je ne m’occupe plus de rien! Pour la vente, allez voir la patronne», lance le maître des lieux. De fait, le raclette
sera seulement disponible dans cinq mois, le gruyère au plus tôt à Noël. Ce que Raphaël Rochat et sa compagne font déguster à leurs visiteurs, c’est du «douze mois», du gruyère de l’an dernier. Le père Fassnacht, amateur de fromage de caractère, aura droit à du «vingt-quatre mois», «trop corsé pour les gamins».

Choix du peu

Avant d’aller monter une tente devant la ferme en vue d’accueillir une classe d’école qui passe manger la fondue, Raphaël Rochat glisse encore à ses visiteurs: «Si je transformais le lait en fin de matinée, j’aurais beaucoup plus de monde, mais ce n’est pas comme cela que ça se passe.» Sa priorité reste son exploitation, pas l’agrotourisme qui demeure une denrée rare, pour un public en majorité constitué d’habitués, lesquels s’arrêtent pour l’apéro et la fondue, en plus d’acheter un peu de fromage. Sa motivation? «De cinq heures du matin jusqu’à l’heure de l’apéro, je ne vois personne – uniquement l’arrière de mes vaches et mon chaudron, donc avoir du monde de temps à autre, c’est sympa aussi!»

Fini les cars de touristes

Dernière halte des Fassnacht, à l’alpage des Grands-Plats du Vent, au-dessus du Brassus, où il ne sera pas question d’éoliennes, mais à nouveau de fromage. A la même altitude que les deux autres alpages, les gourmets enquête de proximité avec le producteur sont accueillis par le fromager Aurélien Vandel. Bois d’Amonnier comme son nom l’indique, c’est la septième année que ce professionnel formé à la société laitière du Brassus produit aux Grands-Plats, en compagnie d’une bergère et des paysans amodiataires des lieux qui passent à tour de rôle pour la traite. Les précédents tenanciers amenaient parfois des cars entiers de touristes.

Ce n’est plus le cas. A la différence de Raphaël Rochat, Aurélien Vandel n’est pas là pour expliquer son travail («pas le temps»). En revanche, il est fier de faire goûter ystématiquement
ce qu’il vend. Et pour les Fassnacht, qui sont ses clients réguliers depuis quelques années, il se fait bavard!

Le véritable or combier

Les Grands-Plats du Vent, ce sont huitante vaches et deux mille litres de lait transformé chaque jour. Tous les mercredis, Aurélien Vandel fait du beurre, vendu dans la semaine. «Les
clients qui viennent à la ferme trouvent des arômes qu’ils ne trouvent pas de la même manière dans la grande distribution», commente-t-il. En plus du gruyère et de la raclette, le fromager produit trois autres fromages au lait cru: du sérac au beurre, de la Langue de génisse (en fait, des rebibes) et du «Cablec», deux appellations dont il est l’inventeur – le Cablec est un toponyme affectif des habitants de Bois d’Amont, en France voisine.

Dans la cave de l’alpage, les étagères sont garnies de meules de gruyère qu’il affine constamment. L’hiver même, quand le plateau est couvert de neige et que le fromager travaille comme dameur de pistes, il remonte quelquefois en ski pour brosser ses fromages. «C’est ça, le véritable or combier qui vaut davantage que les montres», déclare-t-il avec un brin
de provocation, «les horlogers vous vendent du temps et nous, de l’or!»