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«Petit Prince, dessine moi un sous-traitant»

Jean-Marc Berney, un des vieux sages de l’horlogerie combière.

Peu d’acteurs locaux ont une vision de l’horlogerie aussi large que celle de Jean-Marc Berney.
Combier de toujours, le résident du Sentier a connu le métier d’entrepreneur avec à la fois les
ateliers, le migross et l’usinage et de l’autre côté, un poste de Direction avec divers mandats
importants au sein de grosses sociétés (au sein du Swatch Group). Après deux ans de mise à l’écart contractuelle, Jean-Marc Berney, aujourd’hui cinquante-neuf ans, est revenu aux affaires en 2017 et remplit, depuis lors en tant qu’entrepreneur, divers mandats dans la fabrication, le conseil ou encore le découpage de pièces complexes.

Quel regard portez-vous sur l’interaction actuelle entre les marques et les sous-traitants à La Vallée? Y a-t-il une métaphore qui décrit le mieux la situation, genre un oiseau avec ses oisillons? Ou l’Etoile noire avec ses petits vaisseaux?

Hmmm (réfléchit). Je pense à un décathlonien. Celui-ci pratiquera dix disciplines, sera excellent dans trois d’entre elles et assez bon dans le reste; il aura en tout deux ou trois coaches, un préparateur physique et une diététicienne. Si vous prenez dix spécialistes de chaque discipline, ceux qui signent des records du monde, les performances seront meilleures mais on triplera le personnel: pour chaque athlète spécialiste, un coach, un préparateur et un masseur. Voilà ce qu’on trouve dans les marques: une segmentation, laquelle répond à une logique de rationalité et durabilité. Alors oui, les métiers du marketing ont pris de l’ampleur mais ce sont eux qui ont aussi permis l’essor des fabricants et des sous-traitants.

Ayant connu ce monde-là, j’ai vu cette multiplication des coaches et des massothérapeutes, pour reprendre l’analogie ci-dessus, qui n’avait finalement qu’un impact négligeable sur le coût final d’une montre. Pour nous autres Combiers, techniciens, ce n’est pas toujours facile à se représenter, mais c’est la réalité: le mouvement d’une montre ne représente finalement qu’une petite partie de son prix.

Au cours du printemps, visitant plus d’une douzaine des sous-traitants combiers, nous avons entendu à plus d’une reprise que les métiers ou que le savoir-faire horloger sont en train de partir des grandes manufactures, au profit de protocoles standardisés de production et de contrôle, sans parler de métiers annexes tels le marketing et la com. Est-ce que vous confirmez?

Des dizaines de métiers différents sont nécessaires pour réaliser une montre et la sous-traitance s’est développée en spécialistes; les marques ne peuvent pas tout maîtriser, c’est impossible. Maintenant, je ne crois pas qu’on puisse dire que le savoir-faire recule. Je vois
plutôt le sommet de la pointe, à savoir les compétences les plus pointues, les derniers retranchements techniques du métier, effectivement se réduisent dans les grandes manufactures, mais pour une raison de rationalisation: les marques ne peuvent effectivement pas s’équiper pour toutes les opérations, certaines occuperaient trop de place, mobiliseraient trop de ressources ou seraient sous-utilisées, cela ne sera pas viable dans le temps. Une marque est obligée de lisser son personnel, son savoir-faire et sa charge machines. Elle travaille sur une performance d’ensemble, sur la durée, sur son impact dans le monde entier. Elle doit pouvoir répondre à toutes les sollicitations, en tout temps. Seul un sous-traitant peut prendre tous les risques en se spécialisant. Et la «pointe technologique» dont nous parlions évolue constamment. Alors d’accord, la performance à l’état pur baisse peut-être, mais quel est le poids réel de cette performance dans le prix global de la pièce? A nouveau, je pense que cette perception critique est propre aux Combiers qui regardent tout avec leur lorgnette de techniciens et doivent apprendre à relativiser.

C’est-à-dire?

C’est notre mentalité. Si on schématise, La Vallée est la patrie des grandes complications et plus c’était compliqué, aux limites de l’impossible, plus nos ancêtres étaient heureux. Les horlogers des différentes boîtes se retrouvaient au bistrot à midi et se vantaient les uns auprès des autres de leur dernière prouesse technique. Cela a créé toute une émulation et tiré toute l’industrie locale vers le haut. Mais c’est là une mentalité spécifique et une vision très particulière également. J’aime bien répondre au problème que vous soulevez avec la fameuse parabole du casseur de pierres. Un roi visite son royaume et aperçoit d’abord un homme
qui casse des cailloux à grands coups de maillet. «Que faites vous, Monsieur?»

«Vous voyez bien, sire», lui répond l’homme, «je casse des pierres. En plus, j’ai mal au dos et j’ai soif». Un peu plus loin sur le chemin, il aperçoit un autre homme qui casse lui aussi des cailloux, la fierté en plus. «Nous sommes tailleurs de pierre de père en fils. C’est grâce à nous
qu’on construit des murs.» Plus loin, notre homme, rencontre un troisième casseur de pierres. Son attitude est encore différente, il est souriant. Interrogé, il explique: «Vous ne le voyez pas encore, mon roi, mais je bâtis une cathédrale!» Le premier voit sa peine, le second son métier et le troisième sait voir au-delà même de son propre métier, le résultat final. En tant que sous-traitants, il faudrait pouvoir voir semblablement ce que sa pièce amènera à la cathédrale, la montre finie. Voilà la vision qui m’a toujours porté personnellement.

Toujours du point de vue d’un marque horlogère, peut-on articuler un chiffre: de faire angler ou polir au sein de ses murs plutôt qu’en sous-traitant revient-il moins cher et si oui, de combien?

Il n’y a plus vraiment de différence significative. Les marques achètent les pièces au prix qu’elles leur coûteraient à la fabrication. Seule reste la marge du sous-traitant. Si celle-ci se monte à 12%, le sous-traitant est content. On est plus souvent un peu en-dessous. En fait, la motivation des marques à sous-traiter n’est pas d’abord financière, mais plutôt économique: celles qui sont intégrées à des groupes cotés en bourse n’aiment pas licencier. La sous-traitance leur permet de mieux absorber les effets de la baisse ou de l ’accélération du marché. Dans cette optique, de sous-traiter telle série peut leur coûter plus cher à la pièce, tout en leur permettant de lisser leurs charges en interne et elles sont gagnantes. Vous qui aimez les images, on pourrait parler ici de vases de compensation.

Audemars Piguet qui se propose en plein confinement de l’an dernier de soutenir leurs sous-traitants, avez-vous un commentaire?

C’est exceptionnel. D’autres marques ont réagi en utilisant davantage leur stock, mais le geste d’AP, de proposer de régler d’avance des commandes en cours s’il le fallait, je n’ai jamais vu cela de ma carrière. Il faut dire que c’est une famille qui tient les rênes, plutôt que des financiers, avec une vision régionale et un respect de la sous-traitance. Si cette marque devait
passer un jour dans un bloc financier, on perdrait cela.

La Vallée de Joux a-t-elle fait les sous-traitants horlogers ou les sous-traitants horloger ont-ils fait La Vallée?

Il faut se replacer du point de vue historique. L’industrie horlogère dessine une sorte de virgule au milieu de l’Europe et même un chemin des métiers. J’explique. En partant de Bâle ou même de la Forêt Noire jusqu’à Genève, on ira toujours plus vers la marque et le produit fini. Et plus on s’éloigne de Genève, plus l’on est sur les métiers de base. Voyez: on part du canton du Jura avec les fabricants de machines, ensuite dans le Jura bernois, on a les utilisateurs des machines, à savoir les décolleteurs, puis dans le haut du canton de Neuchâtel, vous avez l’habillage, les étampes, les boîtes de montre, etc., puis on arrive à la Vallée de Joux avec la fabrication du mouvement, des montages et des assemblages pour arriver à la vente sur Genève. Cette progression s’est dessinée naturellement. Chacun a sa place dans ce chemin. Notre chance de Combiers est peut-être d’avoir été tout près de Genève, d’être en contact direct avec les marques. Nous nous sommes trouvés, avec une forme de logique, collés aux marques et avons pris notre place dans la chaîne.

Et ces répartitions logiques peuvent-elles changer, sinon évoluer?

Quelques machines ou ateliers de décolletage sont apparus ces dernières années à La Vallée. Mais cela reste marginal. Le berceau ne va pas se déplacer pour autant, il reste dans le Jura. Dans le Jura, les professionnels pensent «machines». Ils sont nés à penser «machines». Mes amis Jurassiens qui vont visiter une foire, ce sera une foire de machines. L’horlogerie, c’est joli, mais ce qui fait vibrer leur cœur, c’est la machine. C’est leur «cathédrale». A La Vallée, on pense «mouvements». Le décolletage n’est pas notre culture.

Y a-t-il risque de voir un jour le savoir-faire horloger filer du côté de l’Asie, définitivement? A cause de la globalisation, de la main d’oeuvre moins chère, ce serait terrible pour La Vallée et l’Arc jurassien en général.

Ce n’est pas un scénario, c’est déjà une réalité. On se voile peut-être la face en affirmant que les Asiatiques sont encore en-dessous au niveau compétence. Ce qui nous protège actuellement, ce sont les marques, leur notoriété et non le savoir-faire. Il y a aujourd’hui des savoir-faire machines qui s’approchent tellement du savoir-faire mains qu’on ne voit plus la différence à l’oeil nu. Voici une anecdote que m’a rapportée une contrôleuse qualité d’une marque, qui est allée sur place, en Asie, où elle a vu des imitations moyen ou haut de gamme des propres pièces de sa marque vendues beaucoup moins cher: elle ne voyait pas la différence. Et ces gens ont faim! C’est une raison de plus, pour nous sous-traitants, de choyer les marques qui nous donnent du travail.

Autre chose que nous avons entendu ce printemps, en visitant les sous-traitants combiers, c’est que la période actuelle n’est pas propice à se lancer comme indépendant dans l’horlogerie. Les marques verticalisent – elles rapatrient beaucoup de compétences chez elle.

Je suis le contre-exemple, puisque j’ai lancé plus d’une société ces quelques dernières années. A mes yeux, c’est une dynamique cyclique. Les entreprises gonflent, gonflent, gonflent et s’étouffent dans leur gigantisme et puis se contractent, éclatent en émettant des spores, qui à leur tour grandissent et viendront peut-être ultérieurement se recoller au noyau dont elles sont issues. On récrit chaque fois l’histoire en pensant être plus malins que nos devanciers, alors qu’au fond, on récrit les mêmes lignes. Ce sont des cycles de vie qui durent une génération, peut-être à peine plus.

J’ai connu beaucoup de concurrence dans la roue et le pignon dans ma jeunesse, il y avait peut-être plus d’une vingtaine d’usines alors qu’entre 2005 et 2010, nous n’étions que cinq ou dix acteurs dans ce secteur. Aujourd’hui, ce secteur est reparti, une dizaine de nouveaux acteurs sont sortis sur le marché ces dernières années. A la Jaeger, dans les années 20 et 30, ils étaient plus de mille. Dans les pires années, lors de la crise horlogère, ils étaient dans les deux cents. On a tendance peut-être à perdre la mémoire de ces évolutions lentes.

Avez-vous pensé à arrêter un jour?

J’ai toujours pensé arrêter un jour, mais comme chaque fois, quelque chose me revient dans les pattes, cela me fait rebondir; soit que j’aie une idée, soit que je sois appelé à coacher quelqu’un qui démarre. Après avoir connu des semaines à huitante heures, j’ai bien bien baissé. Je m’organise différemment, je suis plus efficace, surtout, ainsi, je peux tenir la distance. Donc d’ici quelques années, je lèverai le pied, mais arrêter complètement? peut-être pas. Mon idée est aussi de partir un jour peut-être vivre au Brésil, terre natale de ma compagne. Avec les moyens de communication actuels, peut-être que dans trois ou quatre ans, il sera tout à fait envisageable d’avoir une société de consultant au Brésil et de servir l’horlogerie suisse à distance. La santé et l’énergie dicteront la suite.