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La décoration horlogère – partie 2

Une activité historique combière

Deuxième partie de l’article consacré à la décoration horlogère, qui expose la réalité des sous-traitants spécialisés, ainsi que l’avenir de cet art traditionnellement combier.

Une main-d’oeuvre recherchée

Aucun diplôme ne sanctionne ce savoir-faire ancestral, le métier est appris sur le tas. «C’est un métier assez répétitif et assez rébarbatif, notamment dans les manufactures, confie Carlos Magalhaes, gérant de la société Interima au Sentier, spécialisée dans l’intérim horloger, c’est un travail d’art, essentiellement manuel, mais qui est différent que l’on ait appris en manufacture ou dans les PME. Les décorateurs sortant de ces dernières sont plus polyvalents, ils ne sont pas cantonnés à limer les même pièces 8h par jour. Quand demande il y a, c’est relativement compliqué de trouver des bons candidats, généralement les bons ne cherchent pas de travail. Si la conjoncture est bonne, on ne les trouve pas.»

Même son de cloche chez Socorec, «les demandes sont aléatoires, les bons candidats sont rares, indique Madame Barlet, gérante. En général, ce métier de grand savoir-faire est déjà présent en manufacture, en interne, ils forment eux-mêmes leurs experts. C’est une activité qui demande une bonne vue, une bonne dextérité et une bonne appréhension de la technique. Il y a différents niveaux de complexité. Puis certaines étapes commencent à être industrialisées, cela fait partie de l’activité. Nos clients sont pour la plupart les manufactures mais aussi des PME spécialisées, qui toutes recherchent des gens qualifiés. En fonction du contexte économique, les gens se retrouvent sur le marché du travail. Nous avons de grandes difficultés à faire venir des gens qualifiés à la Vallée de Joux: les trajets, la lassitude… c’est difficile de les faire rester sur du long terme. Les ressources sont vite épuisées dans la région, nous sommes obligés d’aller chercher les compétences à l’extérieur et la distance est un frein. Les manufactures doivent travailler pour attirer les talents, c’est quand même une part importante de leur activité.»

Pour BM Emploi, les propos sont quasiment identiques aux confrères. Damien Bouillet, responsable d’agence, ajoute que «la tendance actuelle est que l’activité se fait en interne, au
détriment des sous-traitants. C’est une activité de niche et les très bons sont encore épargnés. Il y a des entreprises qui se sont courageusement créées en 2020 et qui recrutent, mais cela reste
des petites structures, qui vont devoir jouer sur la souplesse et l’organisation au coup par coup. C’est difficile de trouver des candidats compétents. Les métiers pénuriques restent pénuriques. Les techniciens ont des profils rares et recherchés. C’est pourquoi les entreprises les gardent, même en période compliquée, car leur savoir-faire est important.»

Décoration horlogère combière en 2021

Tous les sous-traitants ou presque, affirment que la majorité de leur clientèle vient de l’Arc Lémanique. Les manufactures combières avouent faire leurs propres décorations et peu utiliser le savoir-faire combier. Chez Dubois Dépraz, une grande PME, par exemple, leur métier de base est de fabriquer leurs composants. Ils s’attellent eux-mêmes à décorer les pièces qu’ils fabriquent. Même si la part de leurs employés réservés à la décoration n’est pas négligeable: une vingtaine d’employés et deux ateliers sont uniquement consacrés à l’anglage, indique Pierre Dubois, directeur général.

Chez Jaeger-LeCoultre, une grande partie de décoration horlogère se fait en interne, confie Michel Fazzone, directeur de la manufacture. «En fonction de l’activité, nous faisons appel à des sous-traitants, à grande majorité de Suisse romande. Les artisans combiers ne se font pas vraiment connaître, moi-même qui vit ici et qui connaît le milieu j’en découvre! Ils n’ont pas vraiment les moyens de se faire connaître, on est sur du bouche-à-oreille, on se fie à l’expertise des gens. Nous avons des règles claires, on met en concurrence nos partenaires, on les benchmark régulièrement. Ils doivent être compétitifs et compétents, bien sûr que les prix seront un peu plus élevés que dans une structure plus grosse. L’avantage d’avoir des sous-traitants combiers est la proximité, on échange facilement, on se rencontre aisément.

Nous recherchons la flexibilité et l’agilité, compétence qu’on a moins ici en interne. La plupart sont formés au départ dans nos manufactures et c’est une grande fierté de les voir devenir
entrepreneurs, cela laisse la place à des nouveaux. On travaille plutôt avec des structures, on
ne peut pas être dépendants d’une seule personne qui travaille toute seule. On s’appuie sur 3 ou 4 personnes qui fabriquent et décorent, on maintient un réseau extérieur. Tout est une question de charge et de capacité, être là au bon moment. C’est bien de les challenger et ne pas s’enfermer sur une région.

Chez Audemars Piguet, Lucas Raggi, Directeur Recherche et développement, indique «nous avons tout un panel de fournisseurs et de sous-traitants, que ce soit pour les mouvements ou l’habillage, dont la plupart proviennent principalement de l’arc horloger, de Genève à Neuchâtel en passant par la Vallée de Joux. La qualité et les compétences techniques font bien sûr partie de nos critères de performance que nous étudions sur la base de grilles d’évaluation. A compétence égale, nous favorisons les fournisseurs locaux.»

Clientèle par-delà les cols

En fonction des entreprises sous-traitantes combières, la majorité de la clientèle vient de l’arc lémanique, sauf pour Transcendance qui indique avoir 80% de sa clientèle à la Vallée de Joux, principalement des grandes manufactures et des horlogers indépendants. «Il n’y a pas de contrats, confie Pasko Cart, on marche à la confiance, on facture. Moi-même je ne travaille qu’avec des entreprises majoritairement hors de la Vallée de Joux, car il y a beaucoup de concurrence. Pour Emilien Reverchon de DHVJ-Reverchon, c’est la même tendance qui se dessine, avec tous ses clients hors Vallée de Joux «j’aimerais bien que les entreprises combières
soient plus solidaires entre elles… ça s’est tellement démocratisé! A l’étranger quelques marques font tout aussi bien! Cela demande une profonde réflexion quant au sort réservé à notre
savoir-faire.»

Avenir de la décoration horlogère

Historiquement les horlogers genevois confiaient la sous-traitance de leurs pièces aux paysans horlogers combiers, principalement pour du très haut de gamme. Aujourd’hui, si certains font toujours appel au savoir-faire combier, celui de la Chaux-de-Fonds lui fait concurrence. «L’avenir de la décoration est incertain, explique Emilien Reverchon, qui a pourtant lancé sa boîte l’an passé. Il y aura toujours de la décoration mais de moins en moins de travail traditionnel… car il faut faire de plus en plus vite, augmenter les rendements, avec une qualité en baisse. Tout est remplacé par les machines. Il y aura toujours ceux qui recherchent le savoir-faire c’est une histoire de qualité. Beaucoup d’entreprises s’industrialisent, alors que la tradition prend du temps.» Pour Pasko Cart «la concurrence est acharnée. Il y a ceux qui baissent leurs prix pour gagner des contrats. Le fait de ne pas avoir de CFC laisse la porte ouverte à tout… On fait de plus en plus face à des acheteurs qui n’y connaissent rien et ne regardent que les prix, alors forcément cela impacte la qualité finale. On est dans l’esthétique, c’est notre plus grosse plus-value, c’est la déco qui coûte le plus cher. Les cartes vont être redistribuées parmi les sous-traitants, et c’est celui qui sera capable de faire la pièce de A à Z qui va écraser les petits. Le boulot sera repris par les grosses structures. C’est pour ça que j’ai créé des partenariats, le client n’a ainsi affaire qu’à un seul interlocuteur. Si on est encore là, c’est uniquement dû à la chance, on travaille avec de bonnes boîtes, qui payent en temps et en heure, c’est tout.»

Le Covid-19 a impacté les structures, chez Watch Déco, cela représente 30% du chiffre d’affaire en moins. Cela ne les empêche pas de rester optimistes, un déménagement est prévu cet été dans des locaux bien plus grands, qui leur permettront de livrer un mouvement complet. «On reste optimistes, cela n’est pas notre première crise horlogère et on s’est toujours relevés. C’était la crise même sans Covid! On parie toujours sur le très haut de gamme et aussi sur le volume, c’est pour cela qu’on crée des ateliers, on aura de la place pour tout faire et être ainsi plus compétitifs» explique Sébastien Vagne.

Michel Fazzone, directeur de la manufacture Jaeger-LeCoultre ajoute «les techniques de décoration ont évolué, il existe de nouveaux moyens pour faciliter le travail, notamment avec le semi-automatique. Mais le travail de décoration sur du très haut niveau demandera toujours la patte et l’expertise de l’artisan. Maintenant il ne faut pas se leurrer, on peut aussi mettre des robots mais ce n’est pas la volonté des marques. Les sous-traitants ont de beaux jours devant eux, aujourd’hui les marques ont envie de s’appuyer sur ceux qui ont une forte maîtrise de la qualité, du timing et des prix. Je ne m’inquiète pas pour leur avenir… qu’ils se fassent connaître, qu’ils soient des relais de formation, c’est un beau métier, qu’ils se donnent les moyens pour entrer dans les maisons!»